Dossia Avdelidi
En guise d’introduction
Comme vous le savez, le thème du congrès de la NLS de cette année est fixation et répétition. Alexandre Stevens nous explique dans son texte d’orientation que ces deux termes se réfèrent au sinthome. Je cite Stevens : « Il y a le Un du signifiant tout seul, hors symbolique, qui frappe le corps et y laisse une marque de jouissance. Le sinthome sera la répétition, une itération, de cette marque de jouissance. C’est là que nous retrouvons la fixation freudienne. On peut dire que le sinthome c’est la répétition d’une fixation, c’est même répétition + fixation »[1].
Je pense qu’on peut lire cette citation de Stevens avec ce que Miller avance dans son cours l’Etre et l’Un par rapport au sinthome. Il se réfère à deux versions du réel. La première est le réel en tant que bout. La deuxième version est celle du sinthome. Il dit alors que « le sinthome est un système qui va bien au-delà du bout de réel. Le sinthome c’est le réel et sa répétition »[2].
Pour aborder le thème du congrès de cette année, il me semble qu’il faut recourir à l’Un que Lacan introduit dans le séminaire XIX et qui se connecte à la jouissance qui ne se résorbe pas par le phallus, ainsi qu’au sinthome comme marque de l’irréductible. Ils constitueront ma boussole théorique puisque le Un et le sinthome sont intrinsèquement liés à la fixation. En fait, on pourrait dire que la fixation est l’Un de jouissance qui se répète dans le sinthome. Et il ne faut pas négliger la référence au corps. Quand Stevens dit que ce congrès est la suite logique du congrès précèdent qui avait pour thème « Effets corporels de la langue », c’est justement parce que l’Un frappe le corps et crée une marque de jouissance. C’est cette marque de jouissance qui a frappé le corps, qui se répète dans le sinthome. Donc, pour aborder le thème du congrès de cette année on a besoin de quatre termes. L’Un, la jouissance, le corps, le sinthome. A ceci j’ajouterai un cinquième, le langage puisque le corps est frappé par le langage.
Le rapport sexuel n’existe pas mais le Un existe
Le fait qu’un quatrième rond est indispensable pour nouer le réel, le symbolique et l’imaginaire, traduit un fait de structure et qui est aussi phénomène transtructural : le fait que le rapport sexuel n’existe pas. On peut donner aussi d’autres noms à ce fait de structure : La femme n’existe pas, le réel est sans loi, tout ne peut pas être dit, toute la jouissance ne se résorbe pas sous le phallus. Il n’y a pas une connexion naturelle entre le S1 et le S2.
Tout sujet est obligé d’inventer sa propre réponse, qu’elle soit banale ou pas. Banale ou pas, il s’agit d’une réponse toujours « délirante ». C’est le principe du tout le monde est fou, thème du prochain congrès de l’AMP. L’absence du sens dans le réel implique que toute réponse sera une invention, dans ce sens il s’agit d’un délire. Tout un chacun invente ce qu’il peut pour combler le trou de l’absence du rapport sexuel. Et il s’agit d’une réponse unique qui ne se réduit pas au discours ou aux idéaux communs.
Dans la « Préface à l’Éveil du printemps », Lacan nous enseigne que « si ça rate c’est pour chacun[3] ». Le sexuel fait trou dans le réel pour tous. Toute la jouissance ne peut pas se significantiser. Et tout parlêtre sera confronté à cette défaillance structurale, qu’il se place du côté homme ou femme, quelle qu’elle soit sa structure ou son orientation sexuelle. Il y a un réel en jeu c’est-à-dire quelque chose qui est sans loi.
Lacan évoque, dans son séminaire Les non-dupes errent, le troumatisme. Dans le réel, il n’y a rien à découvrir. L’inconscient invente parce que justement dans le réel il y a un trou. Et tout un chacun invente ce qu’il peut pour combler ce trou. « Là où il n’y a pas rapport sexuel ça fait troumatisme[4] », avance Lacan.
Si le rapport n’existe pas, ce qui existe c’est le Un. C’est dans le séminaire …ou pire qu’on trouve pour la première fois la jaculation Y a de l’Un. Au cours de ce séminaire, Lacan se demandera ce que veut dire l’Un, d’où il surgit, comment et pourquoi il y a l’Un. Dans un premier temps, il rapproche l’Un avec le signifiant et le signifiant-maître, mais dans un deuxième temps, il affirmera que l’Un a à faire avec autre chose. Il clarifie qu’il parle de l’Un comme d’un réel. Pour Lacan, l’Un est au principe de la répétition. Ainsi, il distingue l’Un du S1 de l’Un de la répétition. Je le cite, p.165 du séminaire ...ou pire : « L’Un dont il s’agit dans le S1, celui que produit le sujet, point idéal, disons, dans l’analyse, est, au contraire de ce dont il s’agit dans la répétition, l’Un comme Un seul[5] ». Donc, vous voyez que dans ce séminaire Lacan introduit le Un tout Seul, diffèrent du S1. Il s’agit de l’Un qui n’a rien à voir avec la symbolique. Cet Un du séminaire …ou pire a à faire avec le réel.
L’Un n’a aucun rapport avec l’Être. Quand il s’articule, ce qui ressort c’est qu’il n’y en a pas deux, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Finalement, ce que Lacan énonce c’est : « Il n’existe que de l’Un[6] ». Dans ce séminaire, il avance que le signifiant est coupé du signifié. Je le cite : « Ce que j’en dis très précisément, c’est que le signifiant se distingue en ceci, qu’il n’a aucune signification[7] ».
C’est la fin de la détermination et le début de la contingence. Le S1 est coupé du S2 : S1//S2. En effet, Lacan évoquerale S1 tout seul, pris dans la répétition – constitutif du sinthome – et plus connecté au S2. Il récuse alors le deux de la chaîne signifiante au profit de l’Un de la jouissance, de l’Un tout seul.
Jacques-Alain Miller illustre ce changement, dans le texte en quatrième de couverture du séminaire …ou pire, d’une manière fort pertinente. Je le cite : « Lacan enseignait le primat de l’Autre dans l’ordre de la vérité et celui du désir. Il enseigne ici le primat de l’Un dans la dimension du réel. Il récuse le Deux du rapport sexuel comme celui de l’articulation signifiante. Il récuse le grand Autre, pivot de la dialectique du sujet, il lui dénie l’existence, et le renvoie à la fiction. Il dévalorise le désir et promeut la jouissance. Il récuse l’Être, qui n’est que semblant. L’hénologie, doctrine de l’Un, surclasse ici l’ontologie, théorie de l’Être[8] ». Le séminaire …ou pire est paru en 2011, sa publication est donc contemporaine des élaborations que Miller fait dans son cours l’Etre et l’Un par rapport à l’être et l’existence ainsi que du texte Lire un symptôme d’où j’ai extrait l’expression « la racine du symptôme ». Toute mon élaboration tourne autour des avancées de Miller de cette période.
Dans son dernier enseignement, Lacan revient en deçà de l’Autre. Il s’intéresse plutôt au sinthome qu’il loge dans l’Un, qu’au discours de l’Autre. Il abandonne la catégorie de la cause au profit de celle de la contingence. La causalité et la détermination sont du côté du symbolique. Ce qui régit les effets déterminants pour le sujet est le symbolique, la loi de la chaîne symbolique. Mais cette détermination symbolique est ébranlée par la contingence.
Le tout dernier enseignement de Lacan, c’est la critique de la formule un signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. On ne peut pas affirmer que le sujet est représenté par le signifiant parce que pour l’affirmer, nous avons besoin de deux signifiants, et entre S1 et S2, il y a une faille. Entre S1 et S2, ce n’est plus une flèche mais une barre. Le signifiant n’est plus le ressort déterminant, ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche. Lacan dit ça en 1976 mais il avait déjà abordé la catégorie de la contingence dès son séminaire XI, en 1964.
C’était à travers la tuché et l’automaton d’Aristote qu’il avait essayé d’aborder la rencontre traumatique avec le réel. Si donc l’automaton constitue le réseau des signifiants, la tuché n’est que la rencontre du réel. Lacan situe le réel au-delà de l’automaton. Ainsi, il affirme que : « Ce qui se répète, en effet, est toujours quelque chose qui se produit […] comme au hasard[9]. »
Ainsi, il précise que la fonction de la tuché, de la rencontre avec le réel, rencontre toujours manquée, s’est d’abord présentée dans l’histoire de la psychanalyse sous la forme du traumatisme. Le traumatisme est une absence de sens, un trou dans le langage, un réel inassimilable. La rencontre avec le réel, est hors sens et c’est justement ce manque de signification, ce trou dans le signifiant que constitue le trauma.
Avec tuché et automaton, Miller distingue deux répétitions différentes. Celle de l’automaton où ce qui se répète c’est le même et celle de la tuché où il n’y a pas de loi. Je le cite : « Avec l’automaton, nous avons la répétition qui se poursuit comme gouvernée par le même algorithme : c’est le même que l’on voit revenir et qui est associé par Lacan à l’homéostasie, au maintien d’un équilibre. Et puis nous avons la répétition comme tuché, qui elle, n’a pas d’algorithme, n’a pas de loi. Elle fait irruption avec une valeur de rencontre d’un élément hétérogène qui introduit une altérité et qui dérange l’harmonie homéostatique se soutenant de l’algorithme automatique[10] ».
Dans l’automaton s’incarne l’ordre symbolique tandis que la tuché se réfère au réel, au réel sans loi. Ce dont on a à faire dans la tuché, c’est d’une répétition qui troue l’homéostasie de l’ordre symbolique. La tuché est plutôt liée à la rencontre.
Je disais tout à l’heure que Lacan a abandonné la catégorie de la cause au profit de celle de la contingence. Miller nous propose trois instances de la cause : la cause imaginaire, la cause symbolique et la cause réelle. Lacan a abandonné la causalité imaginaire pour la causalité symbolique, jusqu'à ce que lui apparaisse la causalité réelle. La causalité imaginaire, où l’image est la cause a comme pivot le texte « Propos sur la causalité psychique ». Au cœur de la causalité imaginaire se trouve l’image comme imago, l’identification et le moi : « Le nom de la causalité imaginaire est alors l’identification : l’image comme imago a la puissance de capter, de capturer le psychisme qui est, à l’époque, ce que Freud appelle le moi, et dont Lacan rend précisément compte par “Le stade du miroir”, c’est-à-dire par une construction qui est appareillée à l’image[11] ».
Dans la causalité symbolique, Miller articule le signifiant, les paroles qui ont marqué le sujet avec la contingence aussi bien de l’événement signifiant que du sens attribué à cet événement par le sujet : « La causalité symbolique montre comment la succession ou l’accumulation des événements de parole comme accidents, c’est-à-dire comme relevant de la contingence, se cristallise et s’articule en une structure de fictions véridiques ou de vérités menteuses[12] ». Dans la causalité symbolique, il y a une double contingence. Il y a d’abord la contingence de l’évènement et ensuite la contingence de l’interprétation du sujet de cet évènement. C’est-à-dire qu’on ne choisit pas l’Autre qu’on va rencontrer mais on choisit notre réponse, qui est une réponse contingente et non pas déterminée. C’est une réponse subjective, insondable qu’on ne peut pas calculer à l’avance.
Si donc la causalité imaginaire a comme effet l’imago, le résultat de la causalité symbolique est le fantasme. En suivant cette construction, l’effet central de la causalité réelle est le sinthome. Au centre de la causalité réelle se trouve le il y a de l’Un. Voici ce que Miller dit dans son cours l’Etre et l’Un : « Le dernier enseignement de Lacan est précisément ordonné par la donnée pure il y a / il n’y a pas, et d’abord avec ceci qu’il y a de l’Un – ce qui constitue une réduction sensationnelle du symbolique, et en particulier de l’articulation pour dégager, comme son réel et son ciel, l’itération : l’itération comme noyau, comme centre, comme ce qui reste de l’articulation[13] ». En fait Il y a de l’Un veut dire, il y a du symptôme. Vous voyez comment l’Un concerne ce que le sujet a de plus singulier, son symptôme.
La causalité réelle se lie à la percussion du corps par le signifiant et à ce que Miller appelle le choc initial qui n’est en fait qu’un évènement de corps. Il s’agit de la rencontre contingente avec la jouissance, rencontre qui est toujours traumatique et qui implique le corps. Cette rencontre nous intéresse parce qu’elle se lie avec la fixation de jouissance et la répétition, qui est répétition justement de cette fixation.
De la jouissance féminine au sinthome
Au fur et à mesure que Lacan avance dans son enseignement, le réel devient de plus en plus prévalent. Si la jaculation Y a d’ l’Un prévaut dans le séminaire XIX, ce qui prévaut dans le séminaire XX c’est sa conséquence immédiate à savoir Il n’y a pas de rapport sexuel. Il n’y a pas de rapport sexuel signifie que le rapport entre un homme et une femme ne peut pas s’écrire logiquement. Autrement dit, on ne peut pas écrire x R y. Ce qui signifie qu’il n’existe pas une loi mathématique qui écrirait la relation entre un homme et une femme.
Dans l’inconscient ce rapport n’est pas écrit. Il n’y a pas d’instinct qui indiquerait à l’être humain comment se comporter par rapport à sa sexualité. Le choix d’objet n’a rien de naturel. La sexualité ne vient pas naturellement à l’être parlant.
Ce que Lacan développe dans ce séminaire est que dans la position féminine, il y a une jouissance au-delà du phallus. Mais ceci ne signifie pas que la femme n’est pas inscrite dans la fonction phallique. Elle y est mais il y a quelque chose de plus. C’est à travers la jouissance féminine c’est-à-dire à travers cette part de jouissance qui échappe au phallus que Lacan aura accès au sinthome. Il est à noter que jouissance féminine et jouissance du symptôme ne se superposent pas. Je ne vais pas m’éteindre sur leur différence mais je peux vous référer à un témoignage d’Anne Beraud où elle évoque cette différence. C’est dans Quarto 126, p.33 et le titre est « La jouissance après la cure ». Je me contente à dire ceci : le fait qu’une part de la jouissance féminine échappe au phallus a inspiré Lacan dans ses développements sur la jouissance du sinthome.
Miller estime que le tout dernier enseignement de Lacan explore l’au-delà de l’Œdipe non pas au seul bénéfice de la femme, mais de tout être parlant. Il soutient que « le pas pour tout x phi de x est aussi bien la loi à laquelle répond comme telle l’être parlant. Cette loi, Lacan l’a aperçue d’abord à partir de la femme, et c’est ce qui lui a permis ensuite de voir que tout dans la jouissance n’obéit pas au schéma freudo-hégélien[14] ». Lacan a pu dégager le sinthome parce qu’il a généralisé la formule du pas pour tout x, phi de x. Pour tout être parlant et non pas seulement pour la femme, il y a une part de jouissance qui échappe au phallus, qui n’entre pas dans le symbolique.
Miller estime que dans son dernier enseignement, Lacan va au-delà de lui-même. Ce qui lui permet de faire ce passage, c’est la sexualité féminine. Jusqu’au dernier enseignement, le régime de la jouissance était conçu à partir du mâle alors que dans le dernier enseignement, c’est à partir du féminin que la jouissance est conçue.
L’étude de la sexualité féminine a permis donc à Lacan de lever le voile sur cette jouissance où se situe le sinthome, jouissance d’addiction, et qui n’a de rapport qu’avec l’Un tout seul, le S1 sans le S2. L’Œdipe n’est qu’un mythe régulateur de la pratique analytique qui rabat les choses du côté du Nom-du-Père. Cette solution ramène à la fonction du Φ. Mais il y a un reste. Tout ne répond pas à cette solution.
De l’interdiction au traumatisme de la langue
Dans le dernier enseignement, la castration se disjoint de l’interdiction. En effet, la jouissance comme événement se relie plutôt au corps qu’à la dialectique de la permission et de l’interdiction. La jouissance est toujours perçue comme une effraction, comme un dérèglement. « C’est bien ce dérèglement que Freud a capturé dans la signification de la castration et dans le théâtre de l’interdiction œdipienne. Ce théâtre a pâli. L’ordre symbolique n’est plus ce qu’il était[15] », dit Miller.
D’ailleurs, dans L’envers de la psychanalyse, Lacan précise que le père réel en tant qu’agent de la castration, n’est qu’un effet de langage. Le véritable noyau traumatique n’est pas l’Œdipe et la castration mais le rapport à la langue.
Dans son dernier enseignement, Lacan lie la détermination du désir de l’Autre avec le traumatisme et le malentendu c’est-à-dire avec le langage lui-même. Quelques mois avant sa mort, il annonce : « Du traumatisme, il n’y en a pas d’autre : L’homme naît du malentendu ». Et il ajoute : « Il n’y a pas d’autre traumatisme de la naissance que de naître comme désiré. Désiré, ou pas – c’est du pareil au même, puisque c’est par le parlêtre[16]. »Dans son dernier enseignement, le désir de l’Autre est déterminant parce qu’il est lui-même relié avec le langage et le traumatisme qu’il provoque.
Lacan accentue alors le traumatisme de la langue. Dans L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre, il considère que lalangue est une obscénité et il assure que lorsqu’un analysant parle de ses parents, ce dont il parle vraiment c’est de la lalangue. Ainsi il affirme, je le cite : « Ce que l’analyste sait, c’est qu’il ne parle qu’à côté du vrai, parce que le vrai, il l’ignore. Freud là, délire juste ce qu’il faut, car il s’imagine que le vrai, c’est ce qu’il appelle, lui, le noyau traumatique[17]. » À mesure que le sujet approche son noyau traumatique, à mesure qu’il évoque quelque chose proche de son noyau traumatique, ce dont il s’agit, c’est de la lalangue. Et c’est exactement à ce point que se situe le traumatisme : à la rencontre du petit sujet avec la lalangue. Et j’ajouterai que la marque de cette rencontre se lit sur le corps.
Le sinthome
Le fait même qu’on parle laisse des traces, le fait qu’on parle a des conséquences. C’est ça le sinthome : la conséquence du fait que l’homme parle. L’inconscient est aussi une conséquence du fait qu’on parle : Le problème est que le langage est un mauvais outil. Le symbolique est insuffisant et inadéquat pour saisir le réel. C’est de ce défaut du symbolique que souffre l’être parlant.
En effet, dans le dernier enseignement, ce qui détermine le parlêtre est la jouissance. Il ne s’agit plus du signifiant mais de la manière dont le langage émerge et mord le corps du parlêtre. Ce qui détermine le parlêtre se situe plutôt dans une rencontre contingente avec la jouissance. Dans cette perspective, Lacan avance que « ce qui crée la structure est la manière dont le langage émerge au départ chez un être humain. C’est, en dernière analyse, ce qui nous permet de parler de structure » [18].
Donc, à la fin de son enseignement, Lacan n’articule plus la préexistence de l’Autre. L’Autre désormais surgit. Ce qu’il y a déjà c’est l’Un qui justement n’a pas d’Autre, le S1 tout seul. Ce qui fait fonction de S2, c’est le corps. Dès 1967, Lacan avait affirmé que l’Autre c’est le corps. Il dit alors dans La logique du fantasme que « le corps est fait pour inscrire quelque chose qu’on appelle la marque. Le corps est fait pour être marqué »[19]. A la place de l’Autre, on a le corps, l’Un-corps. Ce qui se trouvait investit dans le rapport à l’Autre est rabattu sur la fonction originaire du rapport au corps propre. Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, c’est la conséquence de la primauté de l’Un en tant qu’il marque le corps d’un évènement de jouissance [20].
La jouissance dont il s’agit est la jouissance qui échappe au phallus. La jouissance comme telle est une jouissance en dehors de la machinerie de l’Œdipe et de la dialectique du désir. Miller affirme : « La jouissance n’est pas articulée à la loi du désir, elle est de l’ordre du traumatisme, du choc, de la contingence, du pur hasard. Ça s’oppose terme à terme à la loi du désir. La jouissance n’est pas prise dans une dialectique, elle est l’objet d’une fixation »[21].
Il s’agit d’une jouissance a-symbolisable, indicible et qui a des affinités avec l’infini. Et si les mots manquent pour la désigner, c’est également un impossible de la structure : le réel ne parle pas, dit Lacan. Et il faut parler pour dire quoi que ce soit.
La racine du symptôme
La jouissance du symptôme témoigne qu’il y a eu un évènement de corps après lequel « la jouissance naturelle » s’est trouvée troublée et déviée. Cette jouissance pas naturelle mais unique marque un écart par rapport à une supposée normalité, par rapport aux représentations traditionnelles de la sexualité, du couple et de la famille. Dans ces conditions aucun protocole préalable n’est à appliquer, aucune solution valable pour tous. Chacun est appelé à inventer sa propre réponse et l’analyste en recevant chaque sujet dans son unicité n’a pas une réponse préalable, il doit, lui aussi, inventer.
Donc, le symptôme du parlêtre, c’est un évènement de corps, une émergence de jouissance. Cet évènement de corps est ce qui reste au-delà du désêtre. Miller nous explique que le symptôme tient au corps du parlêtre : « Le symptôme surgit de la marque que creuse la parole quand elle prend la tournure du dire et qu’elle fait évènement de corps »[22].
La racine du symptôme est l’addiction. Il s’agit en fait de la réitération du même Un. C’est le retour du même évènement. Ce dont il s’agit dans une analyse donc, c’est de viser la fixité de la jouissance. Dans ce sens, l’interprétation analytique réduirait le symptôme à sa formule initiale « c’est-à-dire à la rencontre matérielle d’un signifiant et du corps, c’est-à-dire au choc pur du langage sur le corps »[23]. C’est dans ce sens me semble-t-il que Lacan disait lors du séminaire XXIII que « les pulsions c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »[24]. Vous voyez combien il est impossible de parler de la répétition et de la fixation sans se référer au corps et au traumatisme de la langue. En tous cas, c’est impossible pour moi.
Il y a un versant du symptôme, le sinthome qui est détaché de l’inconscient et de l’Autre et qui concerne la jouissance du corps. Le sinthome en tant que « ce qu’il y a de plus singulier chez chaque individu »[25] n’est pas une formation de l’inconscient.Une fois que le sujet a fini avec l’Autre, il se retrouve avec ce que Freud appelait les restes symptomatiques. Ce qui se présentait à Freud comme un reste n’est en fait ce que Miller appelle le choc initial qui est aux origines même du sujet, « c’est en quelque sorte l’événement originaire et en même temps permanent, c’est-à-dire qu’il se réitère sans cesse »[26].
Au-delà de la fiction, on est confronté à la pure réitération de l’Un de la jouissance dans le réel qui est justement au-delà de la sémantique des symptômes. Au-delà de la chute de l’objet α, le parlêtre sera confronté avec ce qui de sa jouissance ne fait pas sens. C’est ça l’Un de la jouissance. Au-delà de la fiction, on à a faire avec l’événement de corps c’est-à-dire avec la jouissance qui se maintient après la résolution du désir. On est désormais invités à cerner au-delà de la traversée du fantasme, le traumatisme qui est la rencontre avec la jouissance. Le réel du sinthome dont il s’agit d’atteindre est « la pure percussion du corps par le signifiant[27] ».
Et quand on est confronté à la racine du symptôme, il n’y plus rien à interpréter ni à analyser. La seule chose qu’on peut faire est consentir et faire avec cette jouissance qui ne se réduit plus. Il s’agit de s’accommoder avec ce reste hors sens. C’est dans ce sens que Lacan disait en 1976 que la fin de l’analyse c’est savoir y faire avec son symptôme[28]. En fait, ce dont il s’agit à la fin de l’analyse c’est de cerner un certain nombre de points qui sont impossibles pour le sujet[29]. C’est me semble-il ce que disait Lacan dans Le moment de conclure : « La fin de l’analyse, on peut la définir. La fin de l’analyse, c’est quand on a deux fois tourné en rond, c’est-à-dire retrouvé ce dont on est prisonnier. Recommencer deux fois le tournage en rond, c’est n’est pas certain que ce soit nécessaire. Il suffit de voir ce dont on est captif »[30].
Le symptôme comme fractal
Quand Ruzanna m’a invitée de vous parler sur le thème du congrès, la première chose qui m’est venue à l’esprit était la racine du symptôme. J’ai déjà évoqué l’addiction comme racine du symptôme. Jacques-Alain Miller se réfère à l’addiction comme racine du symptôme dans son texte Lire un symptôme. Je ne me souvenais pas que Stevens clôt son argument avec cette même référence. Je vous donne cette référence. Je ne sais pas si vous la connaissais déjà. Pour moi c’est une citation très connue et très importante. Je considère qu’elle est déterminante pour aborder le thème du congrès : « L’addiction c’est la racine du symptôme qui est fait de la réitération inextinguible du même Un. C’est le même, c’est-à-dire précisément ça ne s’additionne pas. On n’a jamais le « j’ai bu trois verres donc c’est assez », on boit toujours le même verre une fois de plus. C’est ça la racine même du symptôme. C’est en ce sens que Lacan a pu dire qu’un symptôme c’est un et cætera. C’est-à-dire le retour du même événement »[31].
Je veux aussi attirer votre attention sur la suite de cette référence que Stevens ne mentionne pas mais que je considère fondamentale. Miller compare le retour du même évènement à l’objet fractal. Je le cite : « On peut faire beaucoup de choses avec la réitération du même. Précisément on peut dire que le symptôme est en ce sens comme un objet fractalparce que l’objet fractal montre que la réitération du même par les applications successives vous donne les formes les plus extravagantes et même on a pu dire les plus complexes que le discours mathématique peut offrir »[32].
Cette idée du symptôme comme objet fractal m’a beaucoup intriguée. D’abord deux mots sur l’objet fractal. Il s’agit d’un terme mathématique. Une figure fractale est un objet mathématique qui présente une structure similaire à toutes les échelles. C'est un objet géométrique « infiniment morcelé » dont des détails sont observables à une échelle arbitrairement choisie. En zoomant sur une partie de la figure, il est possible de retrouver toute la figure ; on dit alors qu’elle est « auto similaire ». J’attire votre attention sur ce terme « auto similaire » puisque Miller l’utilise aussi.
Les fractales sont définies de manière paradoxale, un peu à l'image des poupées russes qui renferment une figurine plus ou moins identique à l'échelle près. Une définition de l’objet fractal pourrait être celle-ci : Un objet fractal est un objet dont chaque élément est aussi un objet fractal (donc similaire). En fait, quand Miller dit que le symptôme est un objet fractal, il me semble qu’il essai d’aborder le Ya de l’Un de Lacan. On pourrait lire dans l’objet fractal la dimension de l’Un.
Miller utilise le terme auto similaire dans son cours du 4 Mai 2011 de L’Etre et l’Un pour parler du symptôme. Il s’agit d’un cours qui a été publié à Quarto 124 sous le titre « L’outrepasse ou la passe dépassée ». Je considère ce cours très didactique, donc je vais m’y référer de façon détaillée.
Une chose très importante que Miller nous dit dans ce cours est que la boussole du dernier enseignement de Lacan est le symptôme et que cet enseignement s’inaugure avec la jaculation Y a de l’Un. Aussi, il affirme que le symptôme n’est pas une question mais une réponse. C’est la réponse de l’existence du Un qu’est le sujet.
Et puis il se réfère au symptôme comme un etcetera en précisant ceci : « C’est une façon d’exprimer, à partir des signes de ponctuation, que la parole demandée par l’analyste […] dépend d’une écriture, et s’articule à la permanence d’un symptôme qui itère »[33]. Une itération est une action qui répète un processus et est référable à un semelfactif (semel=une seule fois en latin) c’est-à-dire à un évènement unique qui a valeur de traumatisme. L’itération est ce qui reste après la fiction. Une fois la fiction défaite ce qui reste est l’itération d’un évènement de jouissance qui a valeur de traumatisme. C’est ça la fixation.
Ce semelfactif est le traumatisme, c’est la rencontre avec la jouissance. Pour pouvoir cerner ce semelfactif il faut se déprendre des mirages de la vérité, de la fiction, de l’articulation signifiante. Il est en arrière de toute dialectique.
De même, le symptôme une fois réduit dans son os est hors dialectique et répercute le une seule fois. Miller nous explique que dans sa forme la plus pure le symptôme est autosimilaire « c’est-à-dire que la totalité est semblable à l’une des parties, et c’est en quoi il est fractal[34] ».
Ce qu’on rencontre alors à la fin, comme reste, c’est le symptôme comme autosimilaire « et qui permet d’apercevoir en quoi tout ce qu’on a parcouru répercutait cette même structure[35] ». La racine du symptôme dévoile ce que chacun a de fractal, l’élément autosimilaire qui dénudé est ce que le parlêtre a de plus singulier. Il s’agirait d’assumer, au-delà du fantasme, « le non-sens de cet Un qui, dans le symptôme, itère sans rime ni raison »[36].
[1] STEVENS Alexandre, « Fixation et répétition-Argument », disponible au site de la NLS
[2] MILLER Jacques-Alain, L’Être et l’Un (2011), L’orientation lacanienne, enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, cours inédits, cours du 9 février 2011
[3] Lacan Jacques,« Préface à l’Éveil du printemps » (1974), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.561
[4] Lacan Jacques, séminaire XXI (1972-1973), Les non-dupes errent, inédit, séance du 19 février 1974
[5]Lacan Jacques,Le séminaire livre XIX (1971-1972), …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p.165
[6] Ibid., p.200
[7] Ibid., p.225
[8] Miller Jacques-Alain, « Quatrième de couverture », Le séminaire livre XIX (1971-1972), …ou pire, op.cit.
[9] Lacan Jacques, Le séminaire Livre XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.54
[10] Miller Jacques-Alain, L’Être et l’Un (2011), op.cit., cours du 18 mai 2011
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Ibid., cours du 2 mars 2011
[15] Ibid.
[16] Lacan Jacques, « Le malentendu » (1980), Ornicar ?, Revue du champ freudien, no 20/21, 1980, p.12
[17] Lacan Jacques, séminaire XXIV (1976-1977), L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, inédit, séance du 19 avril 1977
[18] Lacan Jacques, « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines » (1975), Scilicet, no 6/7, Paris, Seuil, 1976, p.13
[19] Lacan Jacques, Séminaire XIV (1966-1967), La logique du fantasme, inédit, séance du 10 mai 1967
[20] Miller Jacques-Alain, « L’outrepasse ou la passe dépassée », Quarto, no 124, p.12
[21] Miller Jacques-Alain, L’Être et l’Un (2011), op.cit., cours du 9 février 2011
[22] Miller Jacques-Alain, « L’inconscient et le corps parlant », La Cause freudienne, no88, p.111
[23] Miller Jacques-Alain, Lire un symptôme, disponible au site de l’AMP
[24] Lacan Jacques, Le séminaire livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, op.cit., p.17
[25] Lacan Jacques, « Joyce le Symptôme », dans Le séminaire livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.168
[26] Miller Jacques-Alain, Lire un symptôme, disponible au site de l’AMP
[27] Miller Jacques-Alain, L’Être et l’Un, op.cit., cours du 25 mai 2011
[28] LACAN Jacques, L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre, op.cit., séance du 16 novembre 1976
[29] Miller Jacques-Alain, L’Être et l’Un, op.cit., cours du 2 mars 2011
[30] LACAN Jacques, Le moment de conclure, op.cit., séance du 10 janvier 1978
[31] Miller Jacques-Alain, Lire un symptôme, disponible au site de l’AMP
[32] Ibid.
[33] Miller Jacques-Alain, « L’outrepasse ou la passe dépassée », op.cit., p.12
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] Ibid.